J.L. Turpin : Quelle est ta formation ? As-tu, par exemple, fréquenté une école d’art ? Dans l’affirmative, quelle école et qu’y as tu appris ?
Jan Wroblewski : j’ai tout d’abord découvert le dessin et la peinture seul, très tôt. À cette époque là, j’étais particulièrement fasciné par le dessin. Ensuite, j’ai fréquenté durant cinq ans le lycée des Beaux-arts de Zamosc, ma ville natale en Pologne. Enfin, j’ai étudié à l’école supérieure des beaux-arts de Cracovie, où j’ai fais de la gravure et bien sûr beaucoup de dessin, encore une fois durant cinq ans.
J.L. Turpin : Durant cette longue période d’apprentissage, est-ce que quelqu’un a eu une importance particulière, décisive, dans ton cheminement vers la peinture.
Jan Wroblewski : non, mon cheminement artistique est quelque chose de presque automatique qui a démarré dès ma petite enfance. Je ne savais pas encore écrire, mais je dessinais. C’est ainsi qu’à quatre-cinq ans je dessinais sur les journaux de mon père jusqu’à les rendre illisibles. C’était quelque chose de très spontané, quelque chose de plus fort que moi.
J.L. Turpin : quels sont les peintres qui t’on influencé, à quel moment et dans quelle mesure ?
Jan Wroblewski : durant mes études
secondaires — au lycée des beaux-arts, mes premiers amours sur le plan
artistique c’était Léonard de Vinci, Michel-Ange, Raphael… Tous ces
artistes de la renaissance italienne, que j’ai j’admiré et copié. J’ai
passé des heures dans les bibliothèques pour suivre leur incroyable
maîtrise du dessin, j’étais totalement rempli par leur vision du dessin.
Puis, lors d’un voyage à Varsovie au début des années 1970, la
découverte des expressionnistes abstraits, et tout particulièrement de
William de Kooning, a été pour moi un véritable choc esthétique.
Il y a eu une évolution dans les années 80, quand j’ai découvert
Vladimir Veličković. Dans le cadre de mes études supérieures, mon prof
de dessin m’apportait ses catalogues des états unis, de suède, etc.
J’étais attiré par ce dessin très expressif, par ces corps en mouvement,
par toute cette tension. Je partageais — avec cet artiste qui ne
me connaissait pas — une vision assez dramatique, pessimiste… Il ne
m’a pas vraiment influencé, il m’a accompagné, conforté dans mes choix
de l’époque.
Bien sûr tout ça c’est transformé encore. Depuis 30 ans maintenant, je
suis plutôt dans la voie abstraite. Parmi les peintres qui m’ont le plus
marqué depuis le début de mon parcours, il y a Rembrandt. Je peux
contempler son œuvre sans cesse, rester devant une de ses toiles
plusieurs minutes, plusieurs heures parfois. Il y a aussi Bacon, un
peintre contemporain, influencé justement par Rembrandt, mais aussi par
le Greco et d’une manière plus générale par l’école espagnole.
Je mentionnerai encore mon premier voyage à Paris en 1988 et mon
installation définitive toujours dans cette même ville en 1989. C’était
vraiment une joie extraordinaire de découvrir de Staël et toute l’école
de Paris des années cinquante.
Malgré tout, j’ai toujours été un peu méfiant. Je ne voulais pas suivre
ou copier quelque chose et j’essayais vraiment de préserver mon
autonomie et mon indépendance.
J.L. Turpin : quelles sont tes sources d’inspiration ? Je pense aux éléments du monde visible ou d’un monde imaginaire, rêvé, intérieur, qui nourrissent ton travail.
Jan Wroblewski : je crois que c’est une
question très complexe, je ne peux pas donner vraiment de réponse
précise, je pense qu’il y a plusieurs facteurs.
D’un côté, il y a tout ce qui nous entoure. J’ai la chance de voyager
assez souvent, notamment en Espagne, en Pologne, en Italie… Je ne copie
pas la nature, mais je pense qu’elle m’influence quand même. Il y a par
exemple les couleurs de l’Espagne du sud, les roches rouges, parfois,
vertes, de ce vert dû à l’oxydation de certains minéraux. Le facteur
visuel peut jouer un rôle important, en tout cas le changement de
climat, de lumière, compte.
Ensuite, il y a les rencontres, les gens tout simplement, les
discussions avec les gens, qui peuvent aussi influencer quelque
part — inconsciemment — la création. C’est difficile de
décrire précisément ce phénomène, mais je pense que c’est aussi une
source d’inspiration.
Le troisième facteur est la vie intérieure, tout simplement.
C’est-à-dire le monde qui est vraiment en nous, qui n’est pas toujours
visible, mais que l’on ressent.
Même quand on se trouve devant les paysages les plus magnifiques, on
cherche une plénitude au-delà même de cette beauté extérieure. Je pense
que cette recherche, particulièrement dans la peinture abstraite, c’est
trouver l’ordre ou l’univers que l’on ne voit pas, c’est une quête de
l’invisible, que l’on essaye de transmettre par la couleur, la forme, la
lumière. Tout ce qu’on voit, tout ce qui nous entoure, même si on
trouve vraiment le monde dans l’harmonie totale, même s’il s’agit du
paysage le plus sublime, évoque quelque chose en nous d’encore plus beau
et plus infini. On cherche quelque chose qui dépasse la beauté visible,
extérieure. C’est une vie intérieure singulière, un genre de filtre
très personnel, qui va transformer le monde que l’on regarde.
Voilà ce que je cherche en espérant ou en désespérant parfois. En fait,
c’est la recherche éternelle, je cherche quelque chose qui excède ma
vision, qui m’élève. Cette recherche est certainement, et de façon plus
ou moins consciente, gravée en chacun de nous.
J.L. Turpin : peux- tu évoquer le processus créatif ? Pour le dire autrement, quelle est ta démarche ou ton fonctionnement dans l’atelier et, le cas échéant, hors de l’atelier ?
Jan Wroblewski : premièrement, je ne travaille pas d’après
photos ou croquis préparatoires. Je plonge un peu dans mon rêve
intérieur, j’essaye de visualiser quelque chose qui demeure en moi, même
si je n’ai pas vraiment une vision très claire de ce que j’ai envie de
faire. Mon travail commence souvent par une analyse de la surface
complètement blanche : je suis devant la toile vierge et j’essaye,
virtuellement, de trouver des rapports de force, de composition tout
simplement, qui doivent prendre telle ou telle forme.
Ensuite, quand je tiens quelque chose, je passe vraiment à l’acte.
C’est-à-dire que je commence à créer le rapport de force, la
composition, avec une couleur très foncée, souvent un noir mélangé avec
un outremer et de la terre d’ombre brulée. Dans un deuxième temps, après
c’est la couleur, à proprement parler, qui commence à remplir et à
préciser ces formes plutôt graphiques.
Le tableau se construit un peu comme ça. La couleur commence à
s’organiser dans un certain sens et une certaine tonalité, la toile par
exemple est plutôt bleue. Même si je cherche davantage la profondeur que
l’esthétique, ma démarche est plutôt visuelle. Il y a encore la lumière
et l’opposition des clairs et des ombres qui commence à envahir le
tableau et une certaine harmonie qui commence à se dessiner.
Après, pour terminer le tableau, c’est super dur. C’est comme un
discours, quand on a dit l’essentiel et qu’on ne sait pas qu’est ce
qu’il faut ajouter pour conclure. Là, ça devient vraiment risqué, on
peut carrément rétrograder. Je laisse souvent le tableau reposer,
parfois trois ou quatre jours, et après la décision — qu’est-ce
qu’il faut changer ou ajouter — sera peut être plus facile à
prendre.
J.L. Turpin : à ton avis, existe-t-il des critères qui permettent d’évaluer la valeur artistique d’un tableau ?
Jan Wroblewski : là encore c’est une vaste question. Il est
pourtant possible que la valeur artistique des tableaux puisse être
déterminée par quelque chose de commun. Quelque soit l’époque ou le
style, on est parfois fasciné par un tableau, c’est le coup de
foudre, quelque chose bouge dans notre âme.
Pour prendre deux exemples complètement différents, je suis
tellement ému par la peinture de Rembrandt ou par la peinture de
Bonnard. Il y a trois siècles de distance entre l’un et l’autre, un
fossé entre leurs univers, leurs motivations et leurs démarches,
pourtant l’un et l’autre me fascinent.
Ce n’est pas uniquement la technique ou l’esthétique, chaque œuvre, qui
apporte une certaine force, contient un élément qui est au-delà de
l’élément visuel. Il faut que des tableaux contiennent quelque chose de
spirituel, qu’ils portent des émotions.
Il y a cette tendance d’admirer le tableau qui est bien fait, mais la
vérité et finalement la valeur d’un tableau vont bien au-delà de la
maîtrise technique. Quand on regarde la peinture hollandaise, Vermeer au
Louvre en ce moment, ou la période dite moderne, Matisse et Picasso, ce
sont toujours les émotions qui comptent, c’est ça qui touche les gens.
J.L. Turpin : depuis des décennies, le critique d’art contemporain, que l’on ne confondra pas avec le critique d’art, considère que la peinture est une forme d’art dépassé. Ce qui revient pratiquement à dire que le peintre a perdu toute légitimité. On laissera au critique d’art contemporain la responsabilité de cette théorie, mais, en tant que professionnel, quel est ton avis sur l’état du monde de la peinture, du monde actuel de la peinture.
Jan Wroblewski : il faut distinguer l’état de la peinture dans
le monde officiel de l’art et l’état de la peinture dans les ateliers.
Dans le monde de l’art officiel, le développement de la photo, des
installations, des performances, de la vidéo… réduisent l’impact de la
peinture. Il faut préciser que je n’ai absolument rien contre ces
disciplines. D’ailleurs, de manière à nuancer un peu la réponse qui
vient, je dirai que j’adore la vidéo de Bill Viola. Il y a quelques
années maintenant, il y avait une expo Bill Viola au Grand Palais. C’est
un vidéaste très influence par le quattrocento, qui fait des tableaux
vivants, des tableaux en mouvement… Je trouve que c’est un exemple
extraordinaire de l’art vidéo. Bien sûr, j’ai d’autres exemples de ce
type en tête.
En fait, je suis uniquement contre le déséquilibre dans la promotion de
l’art contemporain. En tant que peintre, c’est le contact direct avec la
forme, avec la couleur, avec la lumière, qui m’intéresse. Il me semble
que l’art conceptuel, ou sa promotion, amène la confusion. On a mélangé
les genres, on est plus dans l’art visuel, mais dans l’art intellectuel,
si on peut employer cette expression.
Mais, ce qui me gêne réellement c’est la disparition de la peinture à
tous les niveaux de l’art contemporain en France. Les disciplines
postmodernes, que j’ai mentionnées au début, prennent la meilleure part
de l’espace public et toutes les subventions publiques. Cette politique
est un véritable handicap pour les arts dits « classiques »
comme le dessin, la sculpture, la gravure et justement la peinture.
En ce qui concerne la peinture elle-même, attention ! Il y a
beaucoup de peintres extrêmement puissants, originaux. Ce n’est pas la
fin de la peinture. Il y a des gens qui l’exercent et qui proposent
vraiment des choses extraordinaires, parfois très novatrices.
C’est vrai que depuis 2008 et, plus encore, depuis 2012, il y a eu une
chute des ventes. Je ne parle pas uniquement de mon expérience, je parle
des copains peintres et des galeristes que je connais à Paris ou
ailleurs.
Mais, ce n’est pas la fin de la peinture. Cette discipline est un défi
permanent. Il y a des périodes, des cycles — comme le classicisme
de David puis le romantisme de Delacroix ou l’abstrait puis le
figuratif… Je suis persuadé que la peinture va revenir dans un
nouveau cycle et avec beaucoup plus de force.
Jan Wroblewski entretien avec J.L. Turpin en mai 2017
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